Emmanuel Faber, PDG de Danone
“Barbarie”, la récente sortie du livre de Didier Billé, DRH la machine à broyer, décrit avec minutie ce qui est une réalité dans beaucoup d’entreprises, depuis un certain temps maintenant. Il va être de plus en plus compliqué de dire que nous ne savions pas. Le malaise est là car nous sommes complices de cette barbarie. Mais on s’accroche tant que ça passe. En attendant la casse.
Cet article n’a pas pour objectif de vous déprimer en dressant une liste de ce qui ne va pas mais de proposer un nouveau paradigme. Ce paradigme pourrait être une clé de différenciation, une singularité française, voir européenne.
Nous avons, plus ou moins consciemment, façonné l’économie par et pour la finance. Ce modèle hérité de l’exode rural, de la division des tâches, de la mondialisation puis de la financiarisation est à bout de souffle. Certains promeuvent l’avènement d’un nouveau paradigme technologique, je préfère et propose un nouveau paradigme par et pour l’Homme. Autrement dit, faire de l’engagement des Hommes, le principal actif et premier levier de performance des organisations du XXIème siècle. C’est un choix qui aurait plusieurs conséquences sur le travail, la consommation et le bien commun. Ce choix implique de concentrer la vision et les moyens de l’entreprise sur les Hommes (collaborateurs, clients, partenaires, …). A l’inverse le nouveau paradigme technologique n’en est en fait pas un puisqu’il s’inscrit toujours dans la même finalité : l’argent et la croissance économique pour nourrir une consommation de masse.
J’en arrive à mon titre : lever des talents plutôt que lever des fonds. Je pose souvent cette question un peu naïve : une organisation doit-elle servir pour s’enrichir ou s’enrichir pour servir ? Cette question a le mérite de poser le débat. Ici : doit-on lever des talents pour lever des fonds ou bien lever des fonds pour lever des talents ? Si certains ont une citation du film culte des Nuls en tête, nous sommes sur la bonne voie. Pour ceux qui ne partagent pas l’humour des Nuls, vous pouvez lire la lettre annuelle du président de Blackrock (première société de gestion d’actifs dans le monde). Larry Fink invite ses clients à considérer le rôle social et sociétal de leur entreprise, sous peine de ne plus travailler avec eux. Extraits :
“BlackRock peut choisir de vendre les actions d’une société si nous doutons de ses orientations stratégiques ou de sa croissance à long terme.(…). Les entreprises doivent s’interroger : quel rôle jouons-nous dans la communauté ?”
Ma conviction est que lever des talents s’inscrit dans le réel. Des personnes adhèrent à une vision d’entreprise et travaillent pour fournir ce qu’elles ont de meilleur en vue de la réalisation d’une mission commune. Créant ainsi une communauté humaine, vivante, qui apporte un produit ou un service, si possible utile, pour façonner une société. Nos pays, nos villes, nos paysages ont été construits par le travail des Hommes à travers le temps. Le travail est le vecteur, le véhicule, de la singularité des Hommes dont les résultats sont les marques visibles à travers l’Histoire : les cathédrales en France, la muraille de Chine, les temples bouddhistes en Inde, les rizières de Thaïlande, les vignes de Champagne ou du Douro, la Tour Eiffel à Paris, le Golden Gate Bridge de San Francisco…
San Francisco, la Mecque de la Tech. Que façonnent, et pour quelle durée, les “licornes” dopées à la levée de fonds et à l’hyper-croissance ? Un monde fluide, efficace, mais uniforme en pensées et en comportements.
Miser sur une singularité française ou européenne qui reposerait sur l’engagement des Hommes permettrait de retrouver une certaine grandeur passée. Pas par nostalgie mais parce que nous voulons encore façonner, à notre manière et pour nos enfants, des paysages, des villes, et un certain vivre ensemble français. Également parce que le travail et l’engagement façonnent les Hommes, les travailleurs, en les élevant techniquement et “spirituellement”. Je trouve ce programme plus réjouissant que notre augmentation par la technique et la technologie qui, en fait, nous asservit et nous fait entrer en dépendance. Dépendance parce que nous ne savons plus produire (“nous n’avons plus de main”) et dépendance parce que nous voulons continuer à consommer sans limite pour acquérir ce qui est nouveau.
Miser sur les Hommes est un choix qui conditionne. Ce choix doit être fait pour les travailleurs, par les dirigeants, mais aussi et surtout par chacun d’entre nous, en tant que consommateur. Nos choix de consommation conditionnent un travailleur, bien qu’il soit de plus en plus éloigné et inconnu. “Loin des yeux, loin du cœur” tel est ce qui a permis l’édification de l’économie financiarisée d’aujourd’hui, cette “barbarie” décrite par Emmanuel Faber dont nous ne pouvons plus ignorer les symptômes.
“Barbarie”, le mot est également employé par Jean-Marie Valentin pour décrire ce que pourrait engendrer la fin annoncée du salariat. Il attend d’ailleurs des organisation syndicales qu’elles jouent leur rôle pour imaginer une protection sociale dans le monde du travail de demain. Chaque acteur du monde économique ne peut plus miser sur l’inertie pour défendre sa position, il faut agir.
Cette vision est politique, économique et engage chacun :
Politique car d’un point de vue national nous devons construire un nouveau schéma de pensée et d’action qui prenne en compte toutes les formes de travail (salarié, rémunéré, domestique ou bénévole). Toutes ces formes de travail contribuent à la construction de communautés de vie qui font la richesse - et la singularité - de notre société (familles, associations, organisations et entreprises). C’est sous cet angle que nous pouvons évoquer sereinement l’éventualité d’un revenu universel, conditionné par la contribution de chaque membre actif au service de communautés.
Économique également, en choisissant de concevoir les entreprises comme ayant une vocation et une finalité première autre que le profit. En s’attachant à leur utilité réelle pour les communautés et à la façon dont elles proposent les biens ou services qu’elles vendent.
Pour chaque personne enfin, puisque cette vision invite chacun à agir pour faire de la France un pays de personnes engagées qui apportent ce qu’elles ont de meilleur par leur travail (sous toutes ses formes). Aujourd’hui 10% des français déclarent être engagés dans leur travail selon cette étude Gallup. Cette vision implique également que chacun revoit ses choix de consommation, et ce qu’ils impliquent.
Comment agir en tant qu’acteur économique ?
Les startups et les entreprises françaises et européennes peuvent donc faire ce choix de miser sur les Hommes et d’en faire la finalité de leur activité. Il s’agit de mettre en place une organisation qui réponde à deux plaintes majeures des travailleurs du paradigme actuel (selon Mathieu Detchessahar, chercheur à l’université de Nantes) :
- “Mon entreprise ne me permet pas d’être performant, de bien faire mon travail”.
- “Je suis un pion dans mon entreprise”.
Pour être en mesure de “lever des talents” de façon durable, il faut donc être en mesure de proposer un projet et une organisation qui répondent à ces deux plaintes. Dans les entreprises classiques, cela implique de modifier les comportements et les principes d’organisations. Dans les startups ou entreprises en forte croissance, cela peut se traduire par le fait d’investir pour bien lever des talents. Comme on investit du temps, de l’argent et des ressources, pour bien lever des fonds.
Un exemple d’entreprise intégralement engagée qui a levé des talents puis levé des fonds en un temps record ? NODUS Factory. Cette entreprise a été créé par Yves Laurant par et pour les personnes handicapées, avec l’objectif premier de leur permettre de faire un travail valorisant dont ils puissent être fiers. NODUS Factory mise sur les talents de personnes handicapées, travailleurs au sein de l’entreprise adaptée CEM 56 (ADAPEI 56), pour créer et produire de l’accastillage nautique de remplacement en textile. Les produits NODUS sont brevetés, certifiés et même assurés et ils sont (évidement !) plus légers, résistants, économiques et écologiques que l’accastillage classique. L’entreprise a réussi a levé 400k€ sur la plateforme de crowdfunding PROXIMEA en moins de 48h. Une sorte d’IPO “Initial Pepole Offering”, nouvelle génération qui a séduit les investisseurs qui souhaitent mettre leur argent au service d’un projet ambitieux par et pour les Hommes. Une façon de sortir de la barbarie.
Yves Laurant, fondateur de Nodus Factory
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Cet article est inspiré de nos travaux de recherche et de plusieurs personnes, merci à elles :
- Emmanuelle Duez (The Boson Project)
- Erwann Rozier (FlyTheNest)
- Fabrice Hadjadj (Écrivain et philosophe)
- Emmanuel Faber (Danone)
- Mathieu Detchessahar (Université de Nantes)
- Pierre-Yves Gomez (Professeur EM Lyon Business School. Téléchargez le résumé gratuit de son livre Intelligence du Travail).
- Maximilien Rouer (Ferme France)
- Thomas Jauffret (Vocatio & Co, Revue La Boussole)